Eblouie par le soleil rue de Rivoli, j’essayais de déchiffrer avec peine les noms des boutiques qui nous entouraient. Trottinant au bras de ma mère, je suis entrée sans m’en apercevoir chez Lissac.

Eblouie par le soleil rue de Rivoli, j’essayais de déchiffrer avec peine les noms des boutiques qui nous entouraient. Trottinant au bras de ma mère, je suis entrée sans m’en apercevoir chez Lissac. J’avais 8 ans et nous avions rendez-vous au premier niveau qui était dédié aux enfants et à la basse vision. Il y a dans la vie des rencontres qui vous marquent car vous vous sentez aimée et grandie par le regard de l’autre. Des regards qui vous font comprendre immédiatement qu’en face, c’est un allié et non pas un juge. Un regard d’une justesse absolue et d’une grande acuité d’âme.
C’était le regard de l’opticien qui me questionnait, me devinait et que je dévisageais à mon tour.
Après avoir parlé avec ma mère pour bien comprendre nos besoins, il s’est adressé à moi directement me demandant ce que je voyais autour de moi, du siège, ce que j’arrivais à lire ou même à deviner de loin. Puis j’ai pu bouger dans la pièce et découvrir des aides optiques ; j’étais émerveillée. "- Peux-tu lire ce texte ?" "-Non". "- Et avec cette petite loupe ronde ?" Elle était juste de la bonne taille pour ma main et à ma grande joie, et à l’étonnement de ma mère, je répondis oui. Je lisais doucement au début, puis plus vite. Il me proposa ensuite un objet que j’ai encore aujourd’hui dans mon sac, un monoculaire pour lire au tableau en classe. Il me sert pour la lecture des noms de rue, le tableau des horaires de train dans les gares ou simplement pour admirer un beau paysage. Nous avons recommencé les tests de lecture de loin et ce fut comme dans un rêve ; je voyais les lettres que je n’avais jamais pu lire auparavant. J’étais médusée par ce grand homme élégant qui se penchait sur moi pour m’apprendre à bien positionner le monoculaire, à régler la bonne distance. "Dans ta classe, tu pourras voir le tableau et même le professeur". Ce jour-là, il a changé ma vie. Je l’ai surnommé le "faiseur de bonheur" et c’est bien des années plus tard, le croisant lors d’un colloque sur la basse vision que j’ai appris son nom : Jean-Pierre Bonnac.

Grâce à ce premier équipement, j’ai pu suivre une scolarité dans un établissement "classique". Je ne dirai pas normal, car la norme est autre à l’Institut des jeunes aveugles. Par sa simplicité, son approche humaine de l’enfant et sa grande connaissance de la basse vision, il a aidé de nombreux enfants en difficultés à réussir leur scolarité et a formé de nombreux opticiens à la basse vision. Je l’ai revu à différentes reprises lors des colloques de l’Ariba* et ces dernières années, dans le cadre du jury basse vision du Silmo. Il avait gardé cette justesse de ton et cette finesse de regard.

Notre dernier échange était téléphonique et toujours au sujet de la basse vision et de la formation des opticiens.  Jean-Pierre Bonnac nous a quittés au mois de mai et je souhaitais ici lui rendre hommage par ce témoignage en forme de souvenir d’enfance. Il a vraiment contribué à embellir ma vie et la vie de nombreuses personnes malvoyantes en redonnant l’accès à la lecture, à l’éducation, à la connaissance et au monde avec générosité et bienveillance.

* Association francophone des professionnels de la basse vision.