Échange avec Alain Gerbel, le président de la Fédération nationale des opticiens de France (FNOF), qui expose son point de vue sur les différents enjeux de la rentrée et les perspectives pour la profession.

Fréquence Optic : Comment se déroule cette rentrée « masquée » ?

Alain Gerbel : Le message que je tiens à faire passer aux opticiens c’est : restez vigilants. Tout relâchement du respect des règles sanitaires pourrait être préjudiciable, aussi bien pour les clients que pour les personnels en magasins. Compte tenu de l’âge moyen de la profession (35 ans), le protocole de protection doit être strictement appliqué. Je sais bien que ces modalités sont pesantes et contraignantes, mais ce n’est certainement pas le moment de baisser la garde. Vi-gi-lan-ce, donc !

Qu’en est-il du niveau d’activité des points de vente depuis le déconfinement ?

Soyons clairs : on ne rattrapera pas les deux mois de fermeture complète ni les 5 millions d’ordonnances perdus. D’après ce que je constate, l’immense majorité des opticiens réalise des chiffres similaires, parfois légèrement meilleurs, à ceux de l’année dernière à la même époque. Cela ne suffira toutefois pas à compenser ce catastrophique premier semestre. Il faudrait des croissances de l’ordre de + 30 % par mois jusqu’à la fin de l’année pour espérer récupérer une situation équivalente à 2019.

La question du manque de prescriptions vous semble-t-elle un sérieux point de crispation ?

Oui, et il y a deux facteurs aggravants sur ce sujet. D’abord, le comportement que je trouve irresponsable d’une trop grande partie des Ocam vis-à-vis des renouvellements. Alors que la loi autorise le renouvellement jusqu’à 5 ans dans certains cas, des complémentaires refusent de rembourser et/ou de faire le tiers-payant. C’est tout à fait anormal ! Ensuite, l’autre facteur de tension sur les ordonnances c’est le fait que les cabinets n’ont pas repris leur pleine activité. Le nombre des consultations journalières pour se faire des lunettes n’est plus aussi élevé qu’avant le confinement. Cela s’explique parce que les médecins priorisent le suivi des maladies chroniques et aussi, sans doute, parce que les patients n’ont pas forcément envie de se retrouver dans une salle d’attente exiguë… Bref, ce sont là deux motifs de blocage qui ne permettent pas la relance optimale de la machine.

Que peuvent espérer les opticiens de la parution, peut-être imminente, du rapport IGAS ?

Il y a des chances qu’il aille rejoindre les précédents sur une étagère ! C’est tout de même, je le rappelle, le 3ème rapport en moins de 5 ans sur la filière visuelle… Pourquoi celui-ci serait-il davantage suivi par les pouvoirs publics ? L’enjeu, année après année, reste le même : évoluer vers une authentique collaboration transverse entre les trois O. Le système actuel, trop pyramidal du fait de l’obligation d’avoir une prescription émise par l’ophtalmo, ne facilite décidément pas l’accès aux soins. Le recours systématique au docteur en première intention est plus que jamais un élément handicapant la filière. Attention, qu’il n’y ait pas de malentendu, je ne prône nullement la démédicalisation de la filière, non : je voudrais seulement qu’on comprenne enfin que les opticiens sont des professionnels de santé à part entière et qu’ils peuvent constituer une porte d’entrée supplémentaire, dans le système de soins visuels, pour certains patients. Une des questions est de savoir si les opticiens veulent pleinement assumer ce rôle de professionnels de santé.

Que voulez-vous dire par-là ?

Je veux dire que l’approche purement commerciale pèse beaucoup trop sur notre métier. La profession s’est embourbée dans le tout-commerce ! Je ne cesserai de le répéter : c’est dans une démarche de santé publique que la profession doit inscrire son avenir. C’est à cette condition qu’elle gagnera en autonomie ; l’émancipation passe par là, mes confrères doivent en avoir conscience. Pour que les autres changent de vision sur notre profession, nous devons, nous les premiers, changer la perception que nous avons de nous-mêmes.

À l’heure où les uns et les autres s’inquiètent avant tout pour la pérennité de leur entreprise, n’est-ce pas un discours inaudible ?

Bien au contraire, il n’est peut-être pas de meilleur moment pour se réformer ! Une des leçons de cette crise, c’est que notre système repose exclusivement sur la seule prescription. Si l’on veut plus de fluidité entre tous les acteurs de la filière afin de faciliter réellement l’accès de la population aux soins visuels, il faut décloisonner tout en encadrant. Demain, la délivrance de lunettes doit être, sous conditions bien sûr, multi-axiale. Une filière renouvelée vraiment opérationnelle doit, à l’avenir, se placer sous le signe de la santé publique. Encore faut-il qu’on donne aux opticiens les moyens de pleinement exercer leur métier et qu’eux-mêmes soient prêts à assumer cette responsabilité. Quand décideront-ils enfin d’être vraiment indépendants ? C’est toute la question et, dans le contexte que nous traversons, elle se pose avec une acuité nouvelle.

L’avis récent de la Cnil, la mise en place du tiers-payant intégral… avez-vous la même lecture que le ROF sur ces sujets ?

Là-dessus nos points de vue divergent. S’agissant de la Cnil, sa position est claire et il faut se garder d’interpréter : quelles que soient les données de santé, elles ne peuvent s’échanger que dans le cadre où elles sont strictement nécessaires, sur le principe du consentement libre, éclairé et exprès, et dans le respect du secret médical. Ces trois conditions sont indissociables. À partir de là, j’adresse une mise en garde aux éditeurs de logiciels qui seraient tentés de dissocier devis et prise en charge… Quant au tiers-payant, l’importance que revêt sa généralisation aux yeux de certains est, je pense, uniquement une question de solvabilité de la clientèle. L’argument social est de la poudre aux yeux. Pour résumer ma position à ce propos, je dirais que le tiers-payant peut être généralisable mais pas généralisé. Je ne suis pas pour une application systématique.

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